RETOUR AU BERCAIL DE DARWIN CHAPELIER

Chronique et photos de Jani Lambrechts

Une quinzaine d’années après qu’il a obtenu son diplôme secondaire à l’École des Arts de Tournai, Darwin Chapelier y reprend ses quartiers pour présenter sa nouvelle exposition ‘Le feu sournois consume’. L’exposition comprend quatre pièces : Écoutez d’où ma peine vient, Émergences, Altérations et Homo Sapiens. Le fil rouge ? L’altération de la matière, presque destructrice.

Jani Lambrechts : « D’où vient l’idée de cette expo ? »

Darwin Chapelier : « J’ai eu l’occasion de participer à un parcours d’artistes à Tourinnes-la-Grosse. J’y ai présenté deux de mes œuvres et le retour était très positif. Comme c’était loin de Tournai, c’était difficile d’exposer là. Grâce au conservateur de la Galerie du Lapin Perdu, j’ai pu réaliser mon exposition ici, dans le même bâtiment où j’ai suivi les cours quand j’avais 17 ans. C’est difficile d’estimer combien de temps j’ai pris pour préparer cette expo, car les premières idées de certaines œuvres que j’expose ici étaient déjà nées en 2019. À ce moment-là, j’ai commencé le travail Altérations, avec les photos de mon enfance. Et je travaille presque toujours plusieurs pièces simultanément. » 

J.L. : « ‘Le feu sournois consume’, le titre de ton expo souligne déjà ta fascination pour le feu. D’où vient ce titre assez spécial ? »

D. C. : « Le titre de l’expo a été extrait d’un texte, écrit par Jacky Legge, ancien conservateur du Musée de Folklore et des Imaginaires de Tournai. Il l’avait écrit lors de la présentation de mes trois premières pièces pour cette exposition. Je trouvais la première phrase tellement jolie et cela correspondait bien avec le thème. » 

Le feu sournois consume
joyeux danse une sarabande
Métronome il engendre le chaud et le froid
Beethoven tente d’imposer une sonate
Les notes s’accrochent créent les ruptures prennent le dessus
Découragées se fondent dans les crépitements
Dévastateur Vulcain sème la désolation délaisse des réalités carbones héritages douloureux 

Jacky Legge, juin 2021  

D.C. : « Et oui, c’est vrai. Je voue une admiration au feu . Cela vient d’un événement plutôt triste de mon enfance. Notre maison a brûlé. Heureusement, ma famille et moi n’étions pas à l’intérieur, mais quand nous sommes arrivés sur place, les pompiers et la police étaient déjà là. Je me souviens des gyrophares, des sirènes et du feu. Comme j’étais encore petit, je ne comprenais pas bien ce qui s’était passé, et cela a nourri mon imagination autour de cette thématique du feu. Ça peut paraître dramatique, mais pour moi, ce n’est pas triste. Quand j’intègre du feu dans mes œuvres, je me pose la question ‘Quelle est la limite du feu ?’ Il y a une tension dans l’acte de brûler, c’est une sorte de destruction, mais il y a une limite. » 

J.L. :  « On sent bien cet aspect dans l’œuvre Écoutez d’où ma peine vient. Peux-tu nous en dire plus ? »

D.C. :  « Tout à fait. On peut voir que le piano est totalement brûlé, mais ça reste quand même un piano. Le feu amène aussi une dimension esthétique. Quand on observe la matière, elle peut être très craquelée, avec un effet qui a pourtant l’air très doux. Mais il y a aussi des endroits où la matière est devenue très brillante, avec des craquelures plus petites. En fonction de ces résultats, les couleurs peuvent osciller de noir profond aux blancs, en passant par des gris. Le piano me plaît davantage que lorsqu’il était dans sa forme authentique, normale. Dans cette expo je ne présente que le piano, mais j’ai fait trois instruments brûlés au total : un piano, une flûte d’enfant et un violon. Quand j’étais petit, je rêvais de jouer d’un instrument. L’incendie nous a plongés dans une situation de précarité qui a rendu cela impossible. Cependant, l’idée est longtemps restée dans un coin de ma tête.  Je ne sais pas en jouer, mais à ma manière, je voulais quand même travailler avec ces instruments. »

J.L. : « Est-ce que cette forme de destruction est le fil conducteur dans ton travail artistique ? »

D.C. : « Ce n’est pas forcément la destruction que je mets en avant, je préfère dire que le fil rouge de mon travail est l’altération de la matière. C’est le point commun entre presque toutes mes pièces. Je n’ai pas de discipline fixe. La précision et l’analyse sont également très présentes dans mon travail. J’aime beaucoup que les choses soient exactes, analysées, prises en compte. J’aborde les choses comme plasticien, tant que ça ne me limite pas. C’est aussi la raison pour laquelle je n’ai pas poursuivi d’études supérieures. J’ai préféré rester autodidacte dans mon travail artistique. J’ai pu remarquer que mes amis artistes étaient parfois influencés par des professeurs dans leur formation, et qu’ils ont ensuite pris une orientation différente dans leur travail artistique. J’aime beaucoup ma liberté en tant qu’artiste. A partir du moment où j’ai une pièce en tête, je réfléchis à quelle forme sera la meilleure pour l’exprimer. Si j’ai envie de faire une sculpture, je fais une sculpture. Si j’ai envie de faire une vidéo, j’en fais une. Ensuite je vais soit apprendre la technique pour pouvoir le faire, soit trouver des méthodes ou rencontrer des gens pour créer la pièce. Cela a auguré de chouettes rencontres et discussions. Ça m’aide à grandir et évoluer dans mon travail, mais parfois ça me limite aussi. Si j’ai envie de créer telle ou telle pièce, mais que je fais face à une impasse technique, la pièce n’existera que dans ma tête. Souvent, je pars de choses quotidiennes pour créer mes pièces. J’aime les banalités, je les trouve extraordinaires. J’invite les personnes à les chercher et à les repenser, à les aborder avec une forme de curiosité. » 

J.L. «  Où est-ce qu’on peut retrouver cette notion d’altération, de destruction dans les autres pièces de l’expo ? » 

D.C. : « Dans Homo Sapiens , mon intervention est assez discrète. L’œuvre est minimaliste : il s’agit d’une phrase poétique gravée par un laser sur le miroir. Il ne s’agit pas d’une destruction du miroir, mais c’est la force requise pour écrire la phrase qui va m’intéresser. C’est cette force, cette violence pour altérer la matière sans la détruire totalement que je maîtrise. Le point de tension n’a pas été dépassé, donc je me situe dans l’intervention. 

Pour les neuf photos floues, Émergences, j’ai altéré la technique-même de la photographie. On y retrouve les codes de la photographie : un sujet au premier plan, un flou en arrière-plan et la capture d’un moment éphémère. Ce que j’ai capturé, c’est le moment où l’image devient floue. J’y ai ensuite ajouté des cercles blancs, qui représentent un cercle d’attente, de chargement. L’imaginaire occupe une grande place dans cette œuvre. On ne sait pas exactement ce qu’on peut voir sur les photos, donc j’invite mes spectateurs à y réfléchir. Alors que quand on a une vraie image, une photo ou une vidéo, l’information arrive directement au cerveau, elle est disponible à chaque moment et elle reflète vraiment la réalité. J’aime bien cette idée d’attente, du ralentissement que je mets en avant dans cette pièce. 

Altérations consiste en des photos de mon enfance, que j’ai détériorées. Les déformations que cela a provoqué m’intéressent beaucoup. J’observe comment la matière s’altère à la suite de mes modifications. Cela donne une autre dimension, parfois même littéralement, parce que certaines photos ne sont plus totalement plates et ont changé de couleur. Les photos deviennent alors vraiment des œuvres plastiques, elles sortent de leur état. Cette pièce est une tentative de faire ressembler l’objet à mon souvenir. »

 

 

J.L. : «  Les souvenirs, c’est quelque chose de compliqué pour toi ?  » 

D.C. : « Essentiellement oui. Je n’ai pas beaucoup de contacts avec ma famille et j’ai une relation compliquée avec mon père. Quand mon frère m’a donné des photos de notre enfance, ça m’a beaucoup heurté de voir que certaines photos sont vraiment banales, comme un enfant au zoo, à la foire, qui fait du toboggan… Ces photos laissent penser que ce sont de bons souvenirs, mais moi, je n’en ai pas. J’ai été bouleversé quand j’ai reçu ces photos, car ça a l’air d’aller, mais les souvenirs que j’ai de mon enfance ne sont pas du tout si joyeux. » 

J.L. : « Donc tu n’as pas eu du mal à brûler ces photos? » 

D.C. : « Le travail le plus dur, c’était d’aborder l’idée. Ça a été très difficile de me plonger dans ces photos, de les regarder. C’était vraiment une volonté de ma part de pouvoir les appréhender pour mieux vivre avec elles. J’avais besoin de me libérer de ça et les brûler, les abîmer m’a donné un sentiment de satisfaction. »

J.L. : « Tu vois ce travail comme une thérapie ? »

D.C. : « Pas tout à fait. Je ne le vois pas comme de la thérapie, mais c’est essentiel pour mon équilibre d’avoir créé cette pièce. C’est une manière de montrer la perception que j’ai de mon enfance. C’est vrai qu’une personne qui voit la photo brute, sans déformation, peut y voir l’image d’une enfance normale. Mais les dégradations que je provoque me permettent de montrer que ma perception est différente. »

J.L. : « Quelle est l’œuvre que tu préfères dans cette expo ? »

D.C. : « J’aime beaucoup le miroir parce qu’il y a quelque chose de plus ludique. Pour regarder mon intervention, c’est-à-dire la phrase ‘Je suis ici, je suis maintenant’, la personne doit, à un moment donné, ne plus se regarder elle-même. Pourtant, c’est la fonction d’un miroir : se regarder soi-même. C’est assez drôle de pouvoir, pendant un instant, faire en sorte que la personne s’oublie. Il y a quelque chose de l’ordre de la prise d’otage. C’est une condition sine qua non pour apprécier l’œuvre. Les autres œuvres ont quelque chose de plus intime, plus liées au souvenir, à mon histoire, mais pour Homo Sapiens, j’imagine surtout un jeu entre le spectateur et le miroir. Cela ne dépend pas de moi. C’est la superposition de chaque image, unique, avec le miroir, qui m’intéresse. »

J.L. : « Est-ce que les opinions négatives te touchent ? Tu ne crains jamais de partager ton travail avec le public après avoir travaillé longtemps sur tes œuvres ? »

D.C. : « À partir du moment où mon travail est présenté dans une expo, tout le monde peut s’en saisir. Chacun pensera ce qu’il veut, y verra ce qu’il veut et en dira ce qu’il veut. Recevoir les retours des spectateurs est un aspect de mon travail qui me plaît beaucoup. On a tous, finalement, des histoires différentes avec probablement plus ou moins les mêmes objets. J’ai par exemple une histoire qui m’est propre avec le piano, mais le spectateur a d’autres souvenirs, d’autres références avec ces mêmes objets. J’imagine un dialogue entre deux personnes qui ne se parlent pas, mais qui ont en commun un souvenir avec le piano. Ça m’intrigue de savoir ce que ça peut lui faire et quelles émotions cela suscite. Parfois, tu peux être surpris de ce qu’une personne dit sur ton travail. Ça te fait voir les choses autrement. C’est donc chouette de pouvoir exposer mon travail, mais je n’ai pas forcément besoin qu’on aime ce que je fais. Je n’ai pas besoin de la reconnaissance des autres pour continuer mon travail artistique. L’essentiel pour moi est de créer des pièces. C’est là que je trouve mon équilibre. »

Publié le 16 Mars 2023 par
Photo de Jani Lambrechts
Lambrechts Jani
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