Certains films ne se racontent pas, ils se traversent.
Expériences plus que récits, ils marquent les sens du spectateur. Alpha de Julia Ducournau, Aux jours qui viennent de Nathalie Najem et Sirat d’Oliver Laxe, projetés au Plaza Art House Cinema Mons, empruntent les mêmes lignes de fuite.
Alpha quand la chair se fige
Le Havre des années 80 devient terrain de ruines. Julia Ducournau filme l’effondrement comme une dissection. Les corps se pétrifient, se fissurent, se brisent comme des immeubles promis à la poussière. J'y vois des métaphores de villes écrasées, des civilisations effacées, qui ne laissent que de la poudre rouge.
Alpha, enfant tatouée d’un “A” anarchique, et son oncle Amin, ancien toxicomane incarné par Tahar Rahim. Leur lien oscille entre amour et étouffement. Dans une scène suspendue, une coccinelle apparaît comme un éclat de grâce au milieu du chaos. Alpha pose une question obsédante. De quoi sommes-nous les statues, que reste-t-il de nos corps quand ils portent le poids des dépendances et des effondrements ?
Aux jours qui viennent l’emprise invisible
Dès ses premières images, le film impose une proximité presque étouffante. Un baiser retenu, un regard fuyant, une accolade trop lourde. Nathalie Najem filme l’emprise dans ses détails minuscules. Joachim, cocaïnomane manipulateur, enserre Laura et Shirine dans ses filets. Bastien Bouillon lui prête une banalité glaçante. Rien de spectaculaire, tout dans la mécanique gestuelle.
Le film montre une domination qui avance masquée. Les mots répétés comme un refrain, le love bombing, la façade sociale impeccable, les excès dissimulés. Joachim n’est pas un monstre, il est inquiétant précisément parce qu’il se cache derrière la normalité. Nathalie Najem refuse le manichéisme. Ses personnages féminins se débattent, ni victimes figées ni héroïnes idéalisées, mais des femmes complexes qui tentent de reprendre prise.
Sirat, la transe et l’abîme
Sirat, réalisé par Oliver Laxe et filmé par Mauro Herce, est une expérience sensorielle autant qu’un récit apocalyptique. Louis (Sergi López, bouleversant) et son fils Esteban cherchent Mar, disparue lors d’une rave au cœur du désert marocain. Dès le début, le spectateur est happé par une bande-son électronique d’une puissance rare, caissons de basse, nappes saturées, poussière qui colle au visage. On vit la transe des personnages de l’intérieur, jusqu’à la suffocation.
Dès l’ouverture, un mapping monumental s’inscrit derrière le sound system, planté au milieu des dunes. Deux rectangles jumeaux, parfaitement parallèles, surgissent en lumière crue. Est-ce le symbole pause, suspendant le temps comme une injonction silencieuse à « tirer le frein » ? Entre eux, un escalier se dessine, fragile, comme une porte de sortie vers un ailleurs incertain.
Les croix d’acier qui soutiennent les caissons de basses prennent une valeur sacrée, architecture d’un temple techno, squelette d’un futur déjà rouillé. L’acier revient en pendentif autour du cou d’une teufeuse en pleine extase, une petite figure dont la tête se dissout en spirales, tourbillon miniature de la rave.
Les plans abstraits des autoroutes, du macadam, des lignes de fuite qui amplifient l’impression de dérive. Ce pont qui relie paradis et enfer, devient ici un réseau d’asphalte, un chemin sans retour. Les images télévisuelles de la Mecque, pèlerins tournant à l’infini, redoublent ce vertige, spirale de croyance, boucle de transe, rituel qui frôle l’abîme.
Derrière la fête, la guerre. Les foules fuient, les pompes à essence débordent, le temps et les corps se distordent comme des montres molles de Dalí. Le monde vacille dans une cacophonie de voix et de basses, tour de Babel qui s’effondre en rythme. La danse devient fuite, le son devient arme, et chaque pulsation rapproche un peu plus de la fin.
Ces trois films composent une fresque fragmentée. La drogue, la peur, la guerre, les trafics, tout circule, tout s’imbrique. Les corps se brisent, les relations s’empoisonnent, les peuples s’arrachent à leurs terres. La bande de Gaza devient métaphore, mais aussi blessure ouverte. Les populismes prospèrent dans cet entrelacs, nourris par la peur.
Prochainement, au Plaza Art House Cinema Mons, la route continue avec Put Your Soul on Your Hand and Walk de Sepideh Farsi. Un pas de plus sur ce fil incertain, entre chaos et lumière. Alpha encore en salle jusqu’au 29 septembre et Sirat jusqu’au 14 octobre.